Allez, l’article de ce jour "Pourquoi je ne publie(rai) plus (jamais) dans des revues scientifiques" d’O. Ertzscheid (OE | blog affordance) a pas mal buzzé. L’article est fort juste sur certains aspects, énervant sur d’autres, mélange pas mal de sujets, est assez autocentré (sur la propre situation de l’auteur). Allez, en contre-feu, je vais faire pareil. Ce sera très inégal. Et rien de personnel contre l’auteur du billet initial.
1. D’abord, pour n’importe qui suivant ce sujet, « Pourquoi je ne publierai jamais dans des revues scientifiques » évoque immanquablement l’appel de Tim Gowers (médaille Fields) en 2012, où celui-ci indique clairement qu’il ne publiera plus chez Elsevier (l’a-t-il respecté ?). Pour ma part, je n’aurais pas titré un article ainsi, à l’aune d’une phrase restée célèbre d’une médaille Fields – je ne dis pas que c’est intentionnel de la part d’OE, mais je ne l’aurais pas fait.
2. OE est MCF en SIC. Bon, finalement, les SIC ou STIC, c’est des sciences exactes ou des SHS ? Ou dans une zone grise intermédiaire ? Olivier semble se revendiquer plutôt des SHS.
3. cynisme – rente – prédation – hallucinants : ça fait beaucoup en une phrase. Avons-nous perdu le sens de la mesure, propre à nos disciplines, au point d’être si amphigouriques ? Pour ma part, il n’y a qu’un terme dans lequel je me reconnais dans la situation de l’oligopole de l’édition scientifique (le seul terme objectif) : rente. Et c’est déjà scandaleusement beaucoup, s’agissant d’argent public.
4. La récente information de l’Université de Montréal qui a (9 mai 2016) coupé ses abonnements Springer. Ceci est présenté comme sensationnel, mais n’est pas vraiment neuf : ç’avait déjà été le cas pour la Max Planck Gesellschaft en Allemagne avec Springer fin 2007, il y a 8 ans. Et ça s’était soldé par un nouvel accord (février 2008), certes plus favorable à l’Open Access, mais toujours avec l’abonnement Springer. C’est un Français, Laurent Romary (INRIA), qui avait été à la manœuvre pour la MPG. On pourrait utilement lui demander son avis.
5. Point Godwin de la comparaison avec Monsanto. Les chercheurs qui ne peuvent pas chercher, et les agriculteurs qui ne peuvent pas cultiver. OK. Très bien.
6. [citation] « les "éditeurs" desdites revues ont arrêté depuis bien longtemps de produire le travail éditorial qui justifiait le coût et l'intérêt desdites revues » : bien évidemment. Mais ma fibre d’historien me fait me demander : Pourquoi notre recherche a-t-elle abandonné à ces éditeurs en situation d’oligopole la rédaction de nos revues ? On ne peut pas faire l’économie d’une analyse historique de ce qui s’est passé dans les 15 dernières années dans le monde de l’ESR – en particulier la sous-traitance de l’édition (et pourtant les comités éditoriaux restent là, scientifiques choyés par leur éditeur, etc.). On a bradé nos revues, pour un plat de lentilles.
********
L’article passe à un tout autre sujet avec le fait qu’OE ne veut plus « publier, &c. » : après les raisons « économico-professionalo-éditoriales » (que tout le monde partage, et qui sont à peu près connues de tous), OE passe à des raisons plus personnelles, et en fait embraye sur d’autre sujets. Suivons-le sur ces sujets.
7. « la détresse sexuelle et psychologique de l'évaluateur AERES » : comment peut-on discréditer son propos par de pareilles c** digressions ?
8. Les mandarins – le jargon – HDR en mode « carpette », etc. Tout le monde sera d’accord là-dessus (sachant que la plupart aspire à devenir mandarin, mais enfin passons). Entièrement d’accord avec OE sur ces chercheurs qui refont 4 à 8 fois le même article, parfois le même livre, y compris pour des universitaires très médiatiques en SHS. Personne ne se risquera à avancer un nom. C’est l’omerta. Et le jargon, les phrases compliquées, ras-le-bol aussi (je ne sais pas ce qu’OE entend par « Sokal style » : si c’est le Sokal 1995 de l’herméneutique etc. se moquant de la philosophie postmoderne et de son jargon, j’applaudis car je partage l’avis de Sokal).
9. Mais le jargon en SIC, en analyse du numérique (le domaine d’OE), il faudrait quand même en parler. Ça jargonne dans nombre de colloques ou de séminaires académiques sur le numérique – il suffit de regarder certains # sur Twitter, parfois. Le jargon existe aussi chez les « vulgarisateurs » les plus médiatiques. Qui bercent le (grand) public en jargonnant. Tiens, je lâche un nom : Stiegler. À l’inverse, les discours simplistes (disons plutôt : non jargonnants, car les autres aussi sont parfois simplistes), comme Serres et sa Poucette. Le jargon et les c**, ce n’est pas que dans les revues académiques de l’oligopole Elsevier/Springer. C’est aussi dans nos colloques, et même dans nos articles Open Access… Ça peut aussi rimer avec vulgarisation et grand public, hélas.
********
Quelques points de forme.
10. Un billet de blog, ça ne doit pas être trop long (c’est une opinion personnelle – comme un certain nombre d’opinions données par OE dans son billet). Vulgariser, c’est aussi arriver à synthétiser en peu de mots. Un billet trop long, ça s’appelle… un article scientifique ?
{citation billet d'origine} Mais nonobstant, c'est vrai que la vraie évaluation par les pairs c'est important. Sauf que JAMAIS AUCUN CHERCHEUR NE S'AMUSERA A PUBLIER DES CONNERIES juste pour voir si ses pairs s'en rendront compte ou pas. Parce que d'abord en général les chercheurs sont plutôt des gens instruits, relativement compétents, et relativement soucieux de contribuer à l'avancée des connaissances. Et aussi parce que SI TU PUBLIES UN ARTICLE AVEC DES CONNERIES SCIENTIFIQUES OU DES METHODOLOGIES FOIREUSES [... Notre putain de métier c'est d'enseigner, de produire des connaissances scientifiques permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ET DE PARTAGER CES PUTAINS DE CONNAISSANCES AVEC LES GENS. Pas JUSTE avec nos gentils étudiants ou JUSTE avec nos charmants collègues, AVEC LES GENS. Notre putain de métier ce n'est pas d'attendre deux putains d'années que d'improbables pairs qui auraient par ailleurs bien mieux à faire {fin de citation}
11. Désolé là je vais être désagréable, mais pour moi ce n’est pas possible de lire des billets de blogs avec tant de « gros mots » (« Ah, le vieux style », in Beckett Les Beaux Jours). C’est franchement pas supportable. Fallait-il qu’OE bouillît à ce point de colère rentrée pour nous infliger ça ? Alors là je préfère lire un article académique jargonnant de Badiou plutôt qu’un article de billet avec trop de grossièretés (non je rigole, quand même pas).
Ça me fait penser à une récente séance de vulgarisation grand public pendant laquelle je donnais, parmi d’autres, une conférence. Plusieurs conférenciers de la même séance avaient cru bon de prendre des exemples dans le registre du grossier, du trash. C’est ça qu’il faut pour captiver le public ? Un mathématicien madré, que j’apprécie beaucoup, me glissait à la sortie : « Pourquoi certains croient-ils qu’il faille être vulgaire pour faire de la vulgarisation ? »
********
Après, le billet passe à un autre sujet, encore différent. « J'ai des collègues passionnants. Et je ne suis pas le seul. Mais personne ne le saura jamais. »
12. Oui, il existe dans l’université plein de gens passionnants. Mais les canaux de diffusion de la connaissance sont limités, hélas. La radio, ou ce qu’il en reste. Les revues grand public (point 14 ci-dessous). Les cycles de conférences grand public, en nombre limité. Parfois trop spécialisés (c’est le syndrome Stiegler, où le public écoute la musique en ayant l’impression d’être intelligent – c’est vrai en SHS, c’est vrai aussi en maths). Parfois trop idéologiques : une opinion militante (à la Badiou), c’est de « la diffusion de la connaissance » ? Non. Un autre canal de diffusion : internet. Rien d’illimité là-dedans hélas, compte tenu du « temps de cerveau disponible ». C’est le struggle for life, y compris pour les « vulgarisateurs » ou pour les sites institutionnels. Quand ce n’est pas la concurrence entre initiatives institutionnelles – on a peu d’argent public mais on aime bien chacun avoir son site, et se faire concurrence. Et même les gens (un peu) intéressants d’avant, comme F. Jacob et C. Lévi-Strauss (1972), il faut payer l’INA pour les écouter, alors qu’on a déjà payé 3 fois (l’ORTF, l’INA, le Grand Emprunt pour la numérisation… tiens ça ressemble au premier sujet, l’édition scientifique : l’argent public – i.e. chacun de nous – paye 3 à 4 fois | ma tribune Rue89 juin 2014). Oui, il y a plein de gens vivants (ou morts) à écouter, pas seulement des universitaires d’ailleurs, qui ont plein de choses à dire. La vie est mal configurée, comme dirait mon ami David M.
13. Un autre canal de diffusion de la connaissance, c’est la vidéo. Ça marche fort, p****. N’aurait-on pas des choses intéressantes à dire en SHS dans des vidéos Web grand public : faire de la culture générale, pas trop idéologique (juste un peu, OK) ? Plutôt que faire des appels à communications (en Digital Humanities, en histoire des sciences, pour prendre 2 exemples que je connais), à la date de soumission toujours repoussée compte tenu du faible nombre de propositions reçues ? Et qui organisera le Ne colloque sur les digital humanities, sur la diffusion de la culture scientifique, sur les rapports science-société ? Et le séminaire aux titres d’interventions les plus abscons possibles (il faudrait faire un best of) ? ça fait vraiment beaucoup d’énergie dépensée. Si l’on va jusqu’au bout du raisonnement d’OE, le jargon, ce n’est pas que dans les publications écrites, loin de là, et ç’a n’a finalement pas grand’chose à voir avec l’oligopole d’édition….
13bis. Pardon, je m’égare : la vidéo. Ça marche fort (déjà dit). Quand on voit comment les audiences de sites Youtube de vulgarisation scientifique dynamitent celles de nos blogs, on peut se demander si ça vaut le coup de continuer à faire des (longs) billets de blog. Et en SHS, si on en faisait des vidéos ? On n’est pas condamnés à l’autopromotion personnelle des TedX, et celle-ci touche aussi bon nombre de chercheurs… (cf. The Guardian, "We need to talk about TED", déc. 2013). Si on imaginait des formats plus intelligents ?
14. Ah tiens, sur les canaux SHS de diffusion de la connaissance, d’articles grand public, il y en a un que l’article n’évoque pas : les « revues grand public (éclairé) ». On pense au Débat – attention, danger, c’est Gauchet l’affreux réactionnaire (nous disent les Nouveaux Sociologues, mais hélas ils ne sont pas les seuls à répandre cette idée) qui l’anime [disclaimer : j’ai publié 2 fois dans Le Débat]. Tiens, je vous les classe de droite à gauche politiquement : Revue des deux Mondes (depuis 1828, à présent Ladreit de Lacharrière) – Commentaire (arono-boudono-barriste) – Le Débat (Nora-Gauchet, déjà mentionnée) – Esprit (mouniérin, i.e. un peu fluctuant) – Les Temps modernes (sartro-castoro-lanzmannienne) – Revue du Crieur (nouvelle revue Mediapart/La Découverte, à... découvrir, ça décoiffe). Ou des revues (un peu) plus spécialisées, comme en SIC Futuribles (famille Jouvenel, depuis 1960). Pourquoi n’y publiez/ons-vous/nous pas ? En ce qui me concerne je suis dans une génération intermédiaire, entre OE et les baby-boomers qui « tiennent » ces revues (et quand je dis baby-boomer ça peut aller jusqu’à nonagénaire) : faudrait-il avoir plus de 50 ans pour publier dans ces revues ? Plus sérieusement : ces revues sont-elles prêtes à lâcher la bride, à sortir des coteries, à s’ouvrir à des auteurs plus jeunes, non médiatiques ? Et ces auteurs sont-ils prêts à y écrire ? Je me rappelle d’un échange Twitter où sous prétexte que [censuré] publiait dans Le Débat (même argument que ci-dessus), c’était une revue « nulle, sans comité de lecture » – c’est marrant comment là tout d’un coup les positions s’inversent (ce qui s’appelle jouer « à front renversés »). Ces revues aggravent leur cas quand on sait qu’elles sont à la pointe du combat contre l’Open Access (tribunes dans Le Monde, etc.). Ben oui, c’est compliqué. Et pourtant, oui, elles sont pas mal lues ces revues, elles sont dans les bonnes librairies – et ça vaut le coup d’essayer d’écrire dedans, Olivier et les autres.
15. L’article se termine par là où il avait commencé, son premier sujet, celui de l’oligopole d’édition scientifique (après avoir abordé des sujets très différents, comme j’ai essayé de le montrer) ; donc nous terminerons pareil. Oui, dix ans de perdus, comme dit OE. Soros en 2003. Lawrence Lessig en 2005, rappelle OE. Gowers en 2012. Les grands noms n’ont pas manqué en soutien du combat. Et pourtant je dirais, un peu comme certains mouvements écologistes que je suis dans mes travaux : « Pourquoi avons-nous échoué, constamment, depuis 12 ans ? ». C’est ça la vraie question. Pas de savoir si OE publiera ou non dans des revues scientifiques. Ni Gowers d’ailleurs. Alors oui, Marin Dacos me reprend en disant que les choses évoluent, lentement, que c’est difficile. Il a raison, et beaucoup de mérite et d'ardeur. Mais pourquoi en est-on encore là, si peu avancés (ex. le « mandat de dépôt obligatoire » – drôle de terminologie – c’était déjà dans le rapport Salençon/AM en 2008 sur l’édition scientifique). Et surtout : comment en est-on arrivés là ? C’est l’oligopole capitalistique de l’édition scientifique, ou le « système technicien » qu’est devenu l’administration de l’ESR ? Les deux sans doute – mais ne hurlons pas toujours de la même manière contre le premier : n’oublions pas le poids du second, et interrogeons-nous là-dessus, aussi. Au risque d’être prétentieux, c’est un peu le débat d’Ellul contre les marxistes : la faute est-elle au capital (position marxiste) ou au système technicien (position ellulienne) ?
********
Voilà. Sur les blogs aussi, il faut publier (c'est Publish or Perish). Ce billet est fort long, en réponse à celui d’OE. Qu’il ne m’en veuille pas de certains propos ici. Il a touché en moi certaines cordes sensibles (le numérique, la vulgarisation, l’édition scientifique). Le débat, c’est important, comme il le soulignait. Peut-être ces coups de gueules (salutaires, au moins pour leurs auteurs respectifs) font-ils bouger légérement quelques lignes ? Mais néanmoins, quelle action, finalement ?
Ça me fait penser à une récente séance de vulgarisation grand public pendant laquelle je donnais, parmi d’autres, une conférence. Plusieurs conférenciers de la même séance avaient cru bon de prendre des exemples dans le registre du grossier, du trash. C’est ça qu’il faut pour captiver le public ? Un mathématicien madré, que j’apprécie beaucoup, me glissait à la sortie : « Pourquoi certains croient-ils qu’il faille être vulgaire pour faire de la vulgarisation ? »
10. Un billet de blog, ça ne doit pas être trop long (c’est une opinion personnelle – comme un certain nombre d’opinions données par OE dans son billet). Vulgariser, c’est aussi arriver à synthétiser en peu de mots. Un billet trop long, ça s’appelle… un article scientifique.
Après, on passe à un 4e sujet, encore différent. « J'ai des collègues passionnants. Et je ne suis pas le seul. Mais personne ne le saura jamais. »
11. Oui, il existe dans l’université plein de gens passionnants. Mais les canaux de diffusion de la connaissance sont limités, hélas. La radio, ou ce qu’il en reste. Les revues grand public (point 13 ci-dessous). Les cycles de conférences grand public, en nombre limité. Parfois trop spécialisés (c’est le syndrome Stiegler, où le public écoute la musique en ayant l’impression d’être intelligent – c’est vrai en SHS, c’est vrai aussi en maths). Parfois trop idéologiques : une opinion militante (à la Badiou), c’est de « la diffusion de la connaissance » ? Pas sûr. Un autre canal de diffusion : le Web. Rien d’illimité là-dedans hélas, compte tenu du « temps de cerveau disponible ». C’est le struggle for life, y compris pour les « vulgarisateurs » ou pour les sites institutionnels. Quand ce n’est pas la concurrence entre initiatives institutionnelles – on a peu d’argent public mais on aime bien chacun avoir son site, et se faire concurrence. Et même les gens (un peu) intéressants d’avant, comme F. Jacob et C. Lévi-Strauss (1972), il faut payer l’INA pour les écouter, alors qu’on a déjà payé 3 fois (l’ORTF, l’INA, le Grand Emprunt pour la numérisation… tiens ça ressemble au premier sujet, l’édition scientifique : l’argent public – i.e. chacun de nous – paye 3 à 4 fois). Oui, il y a plein de gens vivants (ou morts) à écouter, pas seulement des universitaires d’ailleurs, qui ont plein de choses à dire. La vie est mal configurée, comme dirait mon ami David M.
11. Un autre canal de diffusion de la connaissance, c’est la vidéo. Ça marche fort, p****. N’aurait-on pas des choses intéressantes à dire en SHS dans des vidéos Web grand public : faire de la culture générale, pas trop idéologique (juste un peu, OK) ? Plutôt que faire des appels à communications (en Digital Humanities, en histoire des sciences, pour prendre 2 exemples que je connais), à la date de soumission toujours repoussée compte tenu du faible nombre de propositions reçues ? Et qui organisera le Ne colloque sur les digital humanities, sur la diffusion de la culture scientifique ? Le séminaire aux titres d’interventions les plus abscons possibles (il faudrait faire un best of) ? ça fait vraiment beaucoup d’énergie dépensée. Si l’on va jusqu’au bout du raisonnement d’OE, le jargon, ce n’est pas que dans les publications écrites, loin de là, et ç’a n’a finalement pas grand’chose à voir avec l’oligopole d’édition….
11bis. Pardon, je m’égare : la vidéo. Ça marche fort (déjà dit). Quand on voit comment les audiences de sites Youtube de vulgarisation scientifique dynamitent celles de nos blogs, on peut se demander si ça vaut le coup de continuer à faire des (longs) billets de blog. Et en SHS, si on en faisait des vidéos ? On n’est pas condamné à l’autopromotion personnelle des TedX (et celle-ci touche aussi bon nombre de chercheurs…) ? Si on imaginait des formats plus intelligents ?
12. Ah tiens, sur les canaux SHS de diffusion de la connaissance, d’articles grand public, il y en a un que l’article n’évoque pas : les « revues grand public (éclairé) ». On pense au Débat – attention, danger, c’est Gauchet l’affreux réactionnaire (nous disent les Nouveaux Sociologues, mais hélas ils ne sont pas les seuls à répandre cette idée) qui l’anime [disclaimer : j’ai publié 2 fois dans Le Débat]. Tiens, je vous les classe de droite à gauche politiquement : Revue des deux Mondes (depuis 1828, à présent lacharrièrine) – Commentaire (arono-boudono-barriste) – Le Débat (Nora-Gauchet, déjà mentionnée) – Esprit (mouniérin, i.e. un peu fluctuant) – Les Temps modernes (sartro-lanzmannienne). Ou des revues (un peu) plus spécialisées, comme en SIC Futuribles (famille Jouvenel, depuis 1960). Pourquoi n’y publiez/ons-vous/nous pas ? En ce qui me concerne je suis dans une génération intermédiaire, entre OE et les baby-boomers qui « tiennent » ces revues (et quand je dis baby-boomer ça peut aller jusqu’à nonagénaire) : faudrait-il avoir plus de 50 ans pour publier dans ces revues ? Plus sérieusement : ces revues sont-elles prêtes à lâcher la bride, à sortir des coteries, à s’ouvrir à des auteurs plus jeunes, non médiatiques ? Et ces auteurs sont-ils prêts à y écrire ? Je me rappelle d’un échange Twitter où sous prétexte que [censuré] publiait dans Le Débat (même argument que ci-dessus), c’était une revue « nulle, sans comité de lecture » – c’est marrant comment là tout d’un couples les positions s’inversent (ce qui s’appelle jouer « à front renversés »). Ces revues aggravent leur cas quand on sait qu’elles sont à la pointe du combat contre l’Open Access (tribunes dans Le Monde, etc.). Ben oui, c’est compliqué. Et pourtant, ben oui, elles sont pas mal lues ces revues, elles sont dans les bonnes librairies – et ça vaut le coup d’essayer d’écrire dedans, Olivier et les autres.
13. L’article se termine par là où il avait commencé, son premier sujet, celui de l’oligopole d’édition scientifique (après avoir abordé des sujets très différents, comme j’ai essayé de le montrer) ; donc nous terminerons pareil. Oui, dix ans de perdus, comme dit OE. Soros en 2003. Lawrence Lessig en 2005, rappelle OE. Gowers en 2012. Les grands noms n’ont pas manqué en soutien du combat. Et pourtant je dirais, un peu comme certains mouvements écologistes que je suis dans mes travaux : « Pourquoi avons-nous échoué, constamment, depuis 12 ans ? ». C’est ça la vraie question. Pas de savoir si OE publiera ou non dans des revues scientifiques. Ni Gowers d’ailleurs. Alors oui, Marin Dacos me reprend en disant que les choses évoluent, lentement, que c’est difficile. Il a raison, et beaucoup de mérite. Mais pourquoi en est-on encore là, si peu avancés (ex. le « mandat de dépôt obligatoire » – drôle de terminologie – c’était déjà dans le rapport Salençon/AM en 2008 sur l’édition scientifique). Et surtout : comment en est-on arrivés là ? C’est l’oligopole capitalistique de l’édition scientifique, ou le « système technicien » qu’est devenu l’administration de l’ESR ? Les deux sans doute – mais ne hurlons pas toujours de la même manière contre le premier : n’oublions pas le poids du second, et interrogeons-nous là-dessus, aussi. Au risque d’être prétentieux (mais allez, tant pis), c’est un peu le débat d’Ellul contre les marxistes : la faute est-elle au capital (position marxiste) ou au système technicien (position ellulienne) ?
********
Voilà. Ce billet est fort long, en réponse à celui d’OE. Qu’il ne m’en veuille pas de certains propos ici. Il a touché en moi certaines cordes sensibles (le numérique, la vulgarisation, l’édition scientifique). Le débat, c’est important, comme il le soulignait. Mais quelle action, finalement ?