Dans la lignée d'une partie de mon livre Numérix consacrée à ce qui m'apparaît comme certaines postures de la technophobie, et d'un précédent article de blog consacré à un livre d'E. Morozov, je reviens ici sur un terme promu par ce dernier : le solutionnisme, à savoir la propension à penser que la technique, la technologie, et notamment Internet, sont une voie de solution à tous les problèmes (Wikitionnaire {{en}})
Dans un pays comme la France qui aime bien les abstractions en -isme, ce concept "prend" bien (même si à mon avis ce concept est trop médiatisé, et la pensée de Morozov assez répétitive, idéologisante, et peu historicisée). On trouve néanmoins un bel exemple de solutionnisme en France, celui du "numérique à l'école": promu de manière répétitive par le ministère, Matignon et l'Elysée depuis 20 ans (et même 30, de Fabius 1985 à Valls 2015, brève archéologie des N plans "numérique à l'école" ici par C. Lelièvre). En quoi serait-ce du solutionnisme ? Parce qu'en fait, on peut avoir l'impression (et en ce sens la notion de solutionnisme est forcément subjective) que le "numérique à l'école" est promu comme une solution-miracle, un remède à tous les maux permettant d'éviter de se poser les autres questions, celles de niveau scolaire, de méthodes d'enseignement, de programmes.
Mais allons plus loin : le solutionnisme n'est-il pas à l'œuvre dans d'autres domaines ? Il est frappant de voir comment, après les attentats de Charlie en janvier 2015, Internet a été désigné presque comme l'ennemi public n°1 – ç'a été un fort axe de communication (pour arriver jusqu'à la loi 'renseignement' de juillet 2015), comme si c'était le principal et quasi-unique problème, ce que j'ai résumé dans 2 tweets forcément caricaturaux car lapidaires, mais illustrant le propos :
Mais – et c'était le but itinial de mon billet – il convient de relativiser ce concept même de solutionnisme. On le retrouve sous d'autres formes dans l'histoire des idées (Morozov n'en est pas l'inventeur, malgré ce que la presse nous en dit !), par exemple chez Jacques Ellul, Le Bluff technologique (Hachette, 1988):
[...] la technique nous est dorénavant présentée comme la seule solution à tous nos problèmes collectifs (le chômage, la misère du tiers monde, la crise, la pollution, la menace de guerre) ou individuels (la santé, la vie familiale, et même le sens de la vie) [...] Et il s'agit bien de bluff, parce que dans ce discours l'on multiplie par cent les possibilités effectives des techniques et que l'on voile radicalement les aspects négatifs.
Ce passage est tiré de l'Avertissement par Ellul lui-même, en début d'ouvrage : c'est même sa définition du bluff technologique qu'il donne ainsi. Alors, de grâce, arrêtons de considérer certains concepts comme totalement neufs, "innovants" (car il faut du neuf, toujours !), et tâchons de faire une archéologie de ces concepts – cela nous aidera, je pense, à mieux réfléchir.