Comme j'en ai fait part à la liste de diffusion universitaire francophone DH (Digital Humanities), la publication du rapport CNNum (Conseil national du numérique), avec sa proposition d'un baccalauréat « Humanités numériques » (HN) est intéressante : elle oblige à s'interroger sur l’acception de ce terme — en existe-t-il une compréhension commune ?
J'avoue avoir une idée assez élitiste des "Humanités numériques". Il s’agissait à partir de 2004-2005, de projets de haut niveau, exigeants : je pense par exemple à Nietzsche on line (ENS, P. D’Iorio), Ampère (CNRS, C. Blondel / S. Pouyllau), Darwin, Newton ou Galilée en ligne, les manuscrits de Flaubert (Univ. de Rouen), Architecture 3D (Michel Florenzano), parmi d'autres. Quant à moi, j’avais mis en ligne (avec l’appui de Stéphane Pouyllau) quelques manuscrits Gay-Lussac / Monge (lien), puis créé en 2008 BibNum, bibliothèque numérique d'histoire des sciences, concept un peu différent (plus proche d’une revue), mais qu’on peut rattacher aux DH. On pourrait, d’ores et déjà, faire une historiographie des projets #DH depuis 10 ans — peut-être est-ce en cours ?
À partir de là, deux tendances se sont dégagées (je schématise) : ceux qui pensent que les DH sont d’abord et avant tout une pratique,un outil, à intégrer aux champs disciplinaires universitaires (qu’ils soient littéraires, ou plus liés à l’histoire des sciences, voire aux sciences exactes); ceux qui pensent que ce doit être une théorie, une discipline — avec les chaires, budgets et programmes de recherche correspondants. Je me rattache à la première tendance (j’avais raillé sur Twitter : “les humanités numériques, en faire, toujours — n’en parler, que rarement”), qui n’est pas moins “noble” que la deuxième. Je ne porte pas de critique sur la deuxième et conçois très bien que les deux puissent coexister, même si la seconde, plus visible, a pris le dessus.
En tout état de cause, existe entre ces deux tendances un socle commun de compréhension : chaque projet est construit autour d’un substrat — textes (antiques, classiques, scientifiques, autres), monuments, l’histoire d’une ville (Venise), etc. Ce rattachement, en priorité aux textes, est au fondement de la notion d’humanisme (au sens de la Renaissance), donc d’humanisme numérique – sens que développe d’ailleurs assez peu Milad Doueihi dans son Pour un Humanisme numérique (Seuil 2011). Au passage, une deuxième piste de travail pourrait être le lien entre les emplois de la locution “humanisme numérique” et de la locution “humanités numériques”.
Il me semble qu’on assiste là, avec le mastère HN SciencesPo, ou le bac HN proposé par le CNNum, à un changement de nature de la notion d’humanités numériques. Elle devient certes très englobante, mais surtout elle perd son substrat, çàd tout lien avec les textes et leur édition savante.
Je ne porte pas de critique à ce propos, mais j’essaie de me faire une opinion, en m’appuyant sur divers éléments d’appréciation, que je partage ici en vrac :
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1. la remontée vers l’amont (de l’édition savante ou du programme de recherche jusqu’au mastère SciencesPo puis à l’idée de bac HN) découle implicitement de la vision HN comme discipline.
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2. le mastère ScPo “Humanités numériques” est un Executive Master, çàd de formation professionnelle pour les salariés d’entreprises (je n’ai pas trouvé sur le site combien coûtait l’inscription à ce mastère, à mon avis au-delà de 20 000€). Il est important de noter, aussi, que le directeur de ce mastère est B. Thieulin, par ailleurs président du CNNum et chef d’entreprise – je ne porte pas de jugement, mais c’est un élément d’appréciation à avoir en tête.
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3. une critique acérée du rapport CNNum — notamment sur la méthodologie — émane de Michel Guillou (blog). Ce billet mérite d’être lu, qui qualifie l’idée de Bac HN de “nocive autant qu’irréaliste”. On peut penser, comme lui, que la compétence en matière “informatique” (cf. le débat sur le codage à l’école), ou “numérique” (ce nouveau débat lancé par le CNNum sur un bac HN), doit plutôt imprégner chacune des disciplines, que faire l’objet d’un nouvel enseignement ou d’une nouvelle filière. En ce sens, ce débat sur les HN au lycée recoupe celui, assez virulent en ce moment, portant sur l’enseignement éventuel du codage à l’école. Il recoupe aussi le débat évoqué plus haut (HN : pratique ou discipline ?).
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4. Sur l’aspect “irréaliste” (Guillou), on peut extraire une phrase du rapport CNNum lui-même, en toute fin de sa partie consacrée aux HN : (p. 53) "L’introduction d’un tel bac ne s’impose peut-être pas comme peuvent s’imposer d’autres réformes du système éducatif". Mais je n’irai pas plus loin dans cette discussion EdNat qui dépasse largement mon sujet. L’idée proposée par O. Le Deuff (son blog, 2013) (un bac HN fondé sur une étude critique de textes littéraires dans le secondaire — je résume rapidement) est séduisante mais paraît utopique (susceptible de concerner un très faible % d’enseignants); mais, même si cette idée fait un lien entre enseignements secondaire et supérieur sur la base d'une acception HN comme lien aux textes, ce n’est pas ce que le CNNum envisage, à aucun moment dans son rapport.
H2S : sulfure d'hydrogène, ou « Humanités et sciences sociales » (département de l'Ecole polytechnique qui porte encore ce nom – un des derniers emplois que je connaisse du terme humanités dans son acception première) [image WikiCommons, auteur Leyo]
Pourtant... Je dois avouer que les considérants de l’idée de bac HN par le CNNum sont à prendre en considération, notamment : (p. 50) “Ce bac sera parfaitement accessible aux littéraires et adoucira la coupure du lycée entre littéraires et matheux, en démontrant que l’on peut réussir dans les techniques et services numériques sans être nécessairement fort en maths.” Il est vrai que l’hyper-sélection par les maths (c’en est un pur produit qui écris ici) doit être ‘interrogée’. Si cette idée-oxymore d’humanités numériques (Berra 2011) peut y contribuer, elle mérite d’être considérée. Il faut là aussi prendre en compte un aspect linguistique : les HN (en français dans le texte) nous viennent des DH (anglais) — et le concept d’humanities a conservé toute sa vigueur en anglais (voir par exemple la page Wikipedia {{en }}), alors que ce n’est plus le cas en français (je peine à dater les derniers emplois de la locution '”faire ses humanités” | tous commentaires bienvenus). En Grande-Bretagne, elle est importante aussi dans le secondaire, où être formé par les humanities(à la suite ou non d’une... grammar school) conserve toute son importance. Cet emploi du terme HN nous revient ainsi de l’anglais vers le français, via le CNNum, comme une possibilité de mettre en valeur en France une formation par les humanités, permettant de contre-balancer l’hyper-sélection française par les mathématiques.
Je mélange là les aspects sémantiques (linguistiques) et de fond. Mais dans ces sujets-là, ils sont à mon sens très liés (cf. Moatti 2012, “Le numérique, adjectif substantivé”, Le Débat ; voir aussi Guichard, p.ex. 2014) ; à cet égard, une troisième piste de travail pourrait être de s’intéresser à l’histoire de ces allers-retours humanités/humanitiesentre langues française et anglaise– je suis preneur de toutes références (comme Berra 2011 déjà cité).
Pour conclure, j’analyse donc le terme HN comme fondé : dans le supérieur, sur un indispensable substrat, et sur une édition critique ; et dans le secondaire, tel que proposé par le CNNum, comme un ballon d’essai (une philosophie ?) pour réhabiliter des formations moins scientifiques. Le terme HN en vient donc à recouvrir deux aspects très différents, et à mon sens tout aussi importants — débat à suivre.