Avant de rendre le livre à la bibliothèque de mon quartier, une rapide critique diagonale (ital.) d'un ouvrage que j'ai lu en diagonale ― je revendique cette possibilité des deux diagonales (lecture et recension) pour certains ouvrages. Il s'agit de La Silicolonisation du monde (L'Echappée, 2016), nouvelle livraison du philosophe (ital.) Eric Sadin, la cinquième depuis 2011 sur le sujet. J'ai chèrement acquis ma légitimité en lisant ainsi trois ouvrages très semblables de cet auteur (ainsi que nombre de ses tribunes de presse ou interviews).
Les formules toutes faites, formules de style, formules-choc.
[les italiques ou guillemets reproduisent le texte de l'ouvrage]
L'algorithmisation des sociétés (31) ― L'interprétation industrielle des conduites (69) ― La suggestion personnalisée de masse (70) ― Une administration robotisée des choses (71) ― l'accompagnement algorithmique de la vie (71) ― la duplication numérique du monde (72) ― l'avènement d'une « industrie de la vie » (74) ― la numérisation tendanciellement intégrale (79) ― les technologies de l'exponentiel et de l'intégral (87) ― celles-ci vont automatiser les conjonctions (92) ― les systèmes d'encadrement de l'action humaine (114) ― piloter le cours de la vie (114, var. 163) ― s'immiscer dans tous les champs de la vie (123) ― capitaliser sur les moindres actions de la vie (124) [on voit ainsi de 114 à 124 à peu près la même idée, développée en d'infinies variantes]
Les formules fétiches. Les néologismes.
Le psyliconisme (= la psychopathologie de la Silicon Valley) (28). La Weltanschauung siliconienne (93,103, 105, 108, 119, j'en ai raté) ― les technologies de l'exponentiel (87, 92, 189). Je crois qu'on peut attribuer la palme à ces deux formules, archétypiques de l'ouvrage, qui pourraient presque le résumer à elles seules.
Les auteurs cités : baroques, ou pas. Les jeux de mots sur les titres d'autres auteurs.
Content de retrouver mon "cher" Teilhard (91). Le Dasein heideggerien (93). Au sens foucaldien (bien évidemment ; 112). Malaise dans la civilisation robotisée (Freud, 205 ; à rapprocher de "Critique de la raison numérique", in Sadin 2015). Pour un « choc de civilisations » (225 ; référence à Huntington ?). Bernanos (227). Ortega y Gasset (252).
Sadin se citant, aussi, et se mettant en scène : la copie plein texte dans l'ouvrage (pas en annexe) et intégrale (avec formules de politesse, etc.) de sa lettre de refus à Universcience, 252-254, ; voir à ce sujet Saint-Martin 2017, infra).
Et bien sûr, en conclusion (271), ce pauvre Orwell (décidément mis à toutes les sauces) et sa common decency.
Les italiques. Grande consommation d'italiques lourdes de sens, comme on l'a vu. A signaler en plus, l'italique ironique.
> affirme avec une bonne foi feinte l'ingénieur Yann LeCun (101 ; sur la vision caricaturale de l'ingénieur chez Sadin, voir Sadin 2011-2016 ; sur son mépris des "geeks" de l'Ecole42, p. 250, ce qu'il appelle le geekisme ; aussi ici)
Les applications futures.
J'ai déjà écrit (Commentaire, été 2016 « Pour une critique raisonnée (ital.) de la technique et d'internet » ― article que j'ai mis sur HAL-SHS) que les technocritiques type Sadin participent du technoprophétisme en citant eux aussi, sans recul aucun, des applications technologiques à venir.
> Le porte-biberon connecté BabyGigl (104) ― vos biberons ou maillots de bain connectés nous dégoûtent (236) ― les téléviseurs connectés (237 ; problème, là, puisqu'ils le sont depuis longtemps, TV câble, TNT, satellite) ― lentille (de vision) connectée (238 ; là, un jeu de mots involontaire de l'auteur : "les lentilles en développement dans les laboratoires siliconiens" ― lentilles... silicone... c'est bon, vous l'avez ?)
Les voeux incantatoires.
Souvent chez l'intellectuel cette volonté d'agir... Là ça se traduit par la brillante anaphore finale « nous refusons » (233-242).
> le refus simple et catégorique de ces protocoles de mesure de la vie que vous élaborez et que vous voulez nous faire acheter (ital. 235 ; on retrouve chez Stiegler cette velléité "d'aller voir Google pour leur dire non" ; on y reviendra).
Fin de cette critique thématique diagonale. On retrouvera d'autres critiques ci-après :
- # Arnaud Saint-Martin, « Gold Flush : d’un prêt-à-penser la Silicon Valley », Zilsel, 2017/1, p. 371-389 (article académique très étayé dans une intéressante nouvelle revue, plein d'humour, mais à mon sens encore un peu gentil et pas assez diagonal pour ce "prêt-à-penser") (cairn)
- # Xavier de La Porte, « Eric Sadin est-il le BHL de la révolution numérique ? » (bibliobs 9 décembre 2016) (voir la réaction d'E. Sadin à cet article, ici) [je revendique haut et fort par un tweet antérieur, du 30 octobre 2016, l'analogie en question]
- # Une amusante pochade sur le blog de Jean-Noël Lafargue, ici.
- # Un billet de Michel Guillou qui très précocement (nov. 2014) s'était étonné d'une tribune de Sadin dans Libé sur le numérique à l'école (en en comparant certains accents/excès au Gorafi).
- # J'ai moi-même cité Sadin à titre d'exemple dans des articles plus construits, cf. Commentaire supra, ou un article "Les langages critiques de la science contemporaine et de l’Internet", in M. Wieviorka (dir.), Mensonges et Vérités, éd. Sciences Humaines, juin 2016 (lien) (suite à intervention aux Entretiens d'Auxerre, novembre 2015).
- # Et le billet que j'ai fait ce même jour, dans la foulée avant de rendre les deux livres, d'un autre ouvrage de l'auteur (2013).