29 février 2020
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(à propos de cet ouvrage, important dans le cadre de mes travaux et de mon enseignement sur l'histoire de la critique de la modernité technique #HCMT7, je publie ici les réponses que j'ai faites aux questions à une interview réalisée par Fabien Benoît pour le magazine Usbek & Rica, partiellement reprises dans l'article final).
Q°) Comment qualifieriez-vous la critique technologique de Georges Bernanos ? Quelle place occupe-t-elle, précisément, dans la grande histoire de la techno-critique ?
C'est une critique datée par certains aspects : la guerre "chevaleresque" d'Ancien Régime exaltée par rapport à la "Guerre Totale" du XXe s., ou l'aspect nationaliste d'une France qui doit s'élever contre le monde des machines (d'où le titre de l'ouvrage). Mais c'est surtout une critique visionnaire, construite : Bernanos a vécu les deux Guerres mondiales et, au sortir de la Seconde, décrit une "Société Moderne qu'on ne peut distinguer de la Guerre Totale", au sens propre (les deux guerres mondiales furent le triomphe de la technique et de la vitesse) comme au sens allégorique : au retour à la paix (mais y a-t-il vraiment une paix ?), l'Homme est désincarné et sa réflexion aliénée, il est devenu prisonnier de la marche incessante du "Progrès".
Q°) Peut-on parler d’une critique catholique de la technique ?
Oui, bien sûr. On peut la tracer depuis Péguy, et son "monde moderne, qui fait le malin", en passant par le philosophe Gabriel Marcel (1889-1973), jusqu'à des mouvements d'idées contemporains comme la revue Limite. En quoi est-elle spécifiquement catholique ? Chez Bernanos, par exemple, "la civilisation moderne est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure" (LFCR) : la vie intérieure, pour lui, c'est aussi celle de l'idée et de la pratique religieuses. Son exaltation de l'homme "qui croit à autre chose qu'à la Technique" (LFCR), contre "l'Homme moyen" formé par la civilisation des Machines se rapporte au même idéal spirituel.
Q°) Certains voient en Bernanos une figure précoce de la décroissance ? Partagez-vous ce sentiment ? Doit-on lire La France contre les robots comme une critique du capitalisme ?
S'il y a un domaine étranger à Bernanos, c'est bien l'économie - à part sa vision assez sommaire d'une ploutocratie (gouvernement par les riches) américaine. La notion même de croissance (sans parler de décroissance) est un quasi anachronisme dans les années 1930. Oui, Bernanos critique l'industrie comme "moyen de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines", mais la même critique figure chez Denis de Rougemont en 1928 (son article "Le péril Ford"). Chez Bernanos, la critique porte aussi bien sur le capitalisme américain que sur le communisme : "Les régimes jadis opposés par l'idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique" (LFCR). C'est ce qui fait son intérêt, historique mais aussi contemporain, en tant qu'exaltation de la liberté de pensée de l'individu.
Q°) Selon vous, pourquoi faut-il relire La France contre les robots aujourd’hui ?
Oui, bien sûr, abstraction faite de certaines idées parfois datées, car y figurent de belles intuitions ! Comme il faut relire sur le sujet de la modernité technique Péguy, Georges Duhamel, le romancier suisse Ramuz et ses essais des années 1930, voire Rougemont (Suisse lui aussi), bref un certain nombre d'hommes de lettres qui n'étaient ni philosophes (à l'inverse d'Ellul ou Charbonneau), ni vraiment de gauche : des penseurs isolés, hors courant politique construit, mais qui dès 1900 portent une critique visionnaire de la modernité technique. Bernanos vient un peu après, en 1945, mais l'avantage est que sa critique est ramassée en un ouvrage, précisément La France contre les Robots, qui bénéficie depuis une décennie d'un certain nombre de rééditions ; et puis, chez Bernanos, il y a le style, à la fois travaillé et percutant.